La tête et les jambes

La tête et les jambes

La tête et les jambes 150 150 En Exergue, le sport est une littérature à part entière
Yves Gibeau et Emil Zátopek

Refrain connu : la ligne droite, n’est pas forcément le moyen le plus sûr pour relier un point à un autre. Pas plus qu’elle ne s’impose pour joindre l’utile à l’agréable ou unir le geste à la parole. Toujours, d’autres détours existent, d’autres raccourcis sont envisageables. Celle qu’Yves Gibeau suggère le temps d’un roman publié à l’automne 1957 aux Éditions Calmann-Lévy tergiverse elle aussi. Certes, elle anticipe une conclusion sans équivoque et que nous nous garderons bien de dévoiler ici, mais elle épouse au préalable bien des hasards à l’image de ceux goûtés par son héros d’abord promis au meilleur, avant qu’une série d’impondérables ne le contraignent pour de bon.

À l’origine, Stefan Volker est un athlète parfait. Proportionné, aérien, cadencé à la perfection. Le nombre d’or étalonné par un cardiologue et un physiothérapeute réunis. Un coureur descendu de l’Olympe tel que les artistes les imaginent, modèle d’équilibre et d’audace mêlés. Il est vaillant, il est prometteur, il est Allemand aussi ce qui, sous les auspices d’un roman écrit au mitan des années 50, relève de la singularité si ce n’est de l’audace. Gibeau aurait pu envisager les aventures de son Apollon dans un autre pays, en France en particulier, mais dix ans à peine après la chute du troisième Reich, sa volonté de rapporter cette rédemption de l’ « autre côté » du Rhin n’en recouvre que plus de valeur et de signification.

Dans un pays qui, avant guerre, n’envisageait ses élites que supérieures, Sfefan n’est pas seulement destiné à côtoyer l’excellence, il est, a minima, invité à participer à la promotion du modèle aryen. Las, à compter de 1943, toutes les idoles du cru durent réviser leurs ambitions à la baisse. À son tour, l’admirable modèle est appelé à revêtir l’uniforme et reporter ses rêves de grandeur. Une blessure et un bras atrophié plus tard, le voilà ravalé au rang des anonymes. Seul son entraîneur de toujours, Julius Henckel, « la crème des hommes ; sec bourru et autoritaire » croit encore en lui au point de l’inciter, une fois la paix revenue, à reprendre le cours de leur collaboration d’antan. Pour battre de nouveaux records ? Le coach n’est pas dupe. Ce qui importe c’est moins la performance que « l’appétit du redevenir », tel que le définit Antoine Blondin d’emblée séduit par ce coureur éclopé au beau milieu d’une Allemagne en ruine.

Dans L’Équipe du 18 octobre 1956, l’auteur de « L’Europe buissonnière » décrypte plus avant la judicieuse métaphore : « ‘’ La Ligne droite’’ est un événement qui fait rentrer pour la première fois le sport dans la littérature, sans l’ombre d’une complaisance. Entendons que l’auteur n’utilise pas l’athlétisme comme marchepied, la course comme prétexte. Il ajoute à la précision intimement vécue du documentaire le ‘’suspense’’ naturel qui découle de toute empoignade avec le chronomètre. Il passionne par l’évidence et l’honnêteté. L’écriture n’est plus ici un artifice, mais un art de transposition qui dégage et met en valeur les lignes de force et de grandeur d’une des faces de l’activité humaine. Elle agit à la façon d’un révélateur et pour beaucoup ce récit sera effectivement une révélation. »

Blondin sait de quoi il parle. Même si au moment où il écrit ces lignes, « Le Singe en hiver » ou « Monsieur Jadis » ne sont que de très lointains projets, sans doute sait-il déjà que le centre d’intérêt qui le passionne depuis toujours et qui assurera l’essentiel de sa postérité – le sport – ne sera jamais à l’ordre du jour de ses propres romans. Il envisage la question, imagine quelques subterfuges, mais finalement refuse l’obstacle. Sans doute s’estime-t-il trop directement concerné, complexé par l’enjeu, prisonnier de ses admirations. La littérature sportive ? Il doute même de son authenticité. « Certes elle peut créer des situations fortes (…), confie-t-il au Monde en 1968, mais on a trop répété que le sport était un moyen, et non une fin en soi, pour que les péripéties et le verdict n’y apparaissent, dès le départ, dépouillés du coefficient prestigieux de l’éternité. » Blondin écrira quantité de comptes rendus, de croquis, de portraits, de chroniques consacrés aux forts en muscle et autres forçats de la route mais jamais le moindre roman spécialement dédié. Raison de plus, de son point de vue, pour admirer « La Ligne droite » sans frein.

On l’a dit, le héros de Gibeau est un parfait middle distance runner selon la terminologie édictée par les Britanniques esthètes en la matière. Un authentique spécialiste du 800 mètres que ces mêmes experts considèrent comme l’alpha et l’omega de la course à pied. Coïncidence supplémentaire, Blondin appréciait par-dessus tout cet exercice, lui qui s’y adonna du temps où il était sociétaire du Paris Université Club. Il n’y a pas de hasard. Lorsqu’en 1924, André Obey, écrivain « sportif » revendiqué, imagina son fameux « Orgue des stades », attribuant à chacune des sept épreuves – du 100 au 5 000 mètres – du répertoire olympique (d’alors) un tuyau déterminé, c’est bien sûr celui du 800 mètres qu’il s’attarda le plus avant. Tant et plus qu’il composa dans la foulée (osons le mot) une pièce de théâtre spécifique tout entière consacrée à une spécialité où, remarque-t-il, « on sent triller la double angoisse de l’amour : se donner et se garder ».

C’est en l’occurrence un ressortissant helvétique, Paul Martin, l’équanimité faite homme, vice-champion olympique des Jeux de Paris 1924, qui l’inspira en priorité. Le spectacle qui en découla, simplement intitulé « Huit cent mètres », frappa quelques beaux esprits – Montherlant, Cocteau, Morand, Prévost, Giraudoux – soucieux de chanter conjointement les beautés des têtes et des jambes enfin réconciliées. En 1941 encore, en pleine occupation, ce même « Huit cent mètres » était toujours à l’ordre du jour qui incita Jean Marais, Jean-Louis Barrault, Alain Cuny et Jacques Dufilho, excusez du peu, à s’exhiber, le temps de quelques représentations, sur la terre battue du stade Roland Garros et la musique d’Arthur Honegger, tout juste revêtus d’une minuscule barboteuse qui en disait long sur les privations du moment.

Que l’on nous pardonne ces détours historiques mais il convient d’insister : héritier d’une telle filiation, Yves Gibeau a sélectionné son propre champion en parfaite connaissance de cause. Précisément parce que cet incontournable 800 mètres – équivalant à deux parfaits tours de piste – anticipe (le plus souvent) des scenarii instables et des rebondissements irrésistibles. Il réclame également de la part de ses adeptes une capacité à marier au mieux l’instinct primitif du sprinter à la réflexion mesurée du tacticien, deux registres -par principe- antithétiques. Il avait à l’esprit, en particulier, les inégalables vertus dans ce domaine du séraphin Rudolf Harbig qu’il cite d’ailleurs à plusieurs reprises tout au long de son récit et qui, sans doute, suscita son admiration lorsqu’il était lui-même en âge de se passionner pour la chose.

En 1938, Harbig, son aîné de trois ans, fut sacré champion d’Europe au stade de Colombes de Paris. Il est peu probable que Gibeau ait assisté à cet exploit, mais certain, en revanche, qu’il en a entendu parlé. Précoce, le jeune athlète allemand faisait volontiers la une des journaux de l’époque eu égard à la modernité de son style et ses méthodes inédites. Son coach Woldemar Gerschler – un double de Julius Henckel ? – avait, en particulier, entrepris de « muscler » le cœur de son élève en régulant ses transferts d’oxygène selon des recettes qui n’appartenaient qu’à lui. Recordman du monde en 1939 (en 1’46’’6, une marque qui ne sera améliorée que dix-sept ans plus tard !), Harbig était promis à la plus haute marche du podium des Jeux de Tokyo de 1940. Sauf que le rendez-vous olympique fut annulé et que, trois ans plus tard, lui-même fut touché au genou et au tibia droit par un éclat d’obus. Remis sur pied tant bien que mal, il claudiquera encore le temps de quelques exhibitions avant d’être fauché pour de bon le 6 mars 1944 aux environs de Novo Arkhangelsk en Ukraine.

Putain de guerre ! Putain d’armée ! Putain d’uniforme ! Non content d’avoir élu un modèle, Gibeau a trouvé un contexte. La mortifère contrainte de l’univers militaire versus la bienheureuse liberté de l’univers sportif. Né le 3 janvier 1916 à Bouzy dans la Marne au cœur de la Première Guerre, à quelques kilomètres seulement des hauts lieux de la bataille de Verdun, l’auteur de « La Ligne droite » est, de par ses origines mêmes, marqué au fer rouge d’une époque et d’une région symboliques entre toutes. Le reste de son pedigree ne faisant qu’ajouter à son conditionnement. Orphelin de père – un fusilier marin italien disparu dans la confusion de la Grande Guerre –, élevé par un beau-père obtus – sergent de l’infanterie coloniale –, cet amoureux des livres (un héritage familial) fut, de surcroît, versé dans les Enfants de troupes aux Andelys puis à Tulle dix années durant !

Fin des opérations ? Pas vraiment. Mobilisé sans attendre – nous sommes en 1939 – le bidasse malgré lui dû rempiler derechef. Fait prisonnier aux environs de Dunkerque, Gibeau connu encore les joies du Stalag XI B en Prusse Orientale, un rapatriement hasardeux, la menace du STO avant qu’une cavale un rien pathétique ne lui permette enfin de respirer un peu. Difficile d’imaginer parcours plus propice pour devenir, au bout du bout, un antimilitariste viscéral, auteur de l’une des contributions les plus marquantes à la littérature française dans ce domaine, un « Allons z’enfants » qui, en 1952, sonna comme une bombe à retardement dans les rangs des certitudes militaires.

« La Ligne droite » s’imposera cinq années plus tard. Le temps pour Yves Gibeau de gagner un certain confort social, une fonction de correcteur de presse estimée et une spécialité de verbicruciste respecté. Une parenthèse qui lui permit aussi d’asseoir sa réputation de romancier au sein d’une famille de cœur où se pressaient des voltigeurs aussi doués que Jean-Paul Clébert, Jean Paulhac, Emile Danoen, Jean-Pierre Chabrol, Yves Clavel, René Fallet, Jean Meckert, Henri Calet ou, on l’a dit, Antoine Blondin. De parfaits stylistes aux accents populistes qui, pour la plupart, savaient rapporter les tourments des sans-grades, un statut qui au propre comme au figuré, convenait parfaitement à notre bouffeur d’uniformes en chef.

« La Ligne droite » s’imposa plus tard, mais elle ne se démarque en rien des préoccupations essentielles qui taraudent Gibeau depuis toujours. Où il est question, cela tombe presque sous le sens, des méfaits des conflits armés, des peines et mutilations qu’ils infligent au tout-venant et tout autant des efforts déployés par les plus forts pour s’en relever le cas échéant. Julius appartient au camp des optimistes, Stefan à celui des dubitatifs, ensemble parviendront-ils à assurer le train (on ose encore le mot) ? Le 800 m est un cadre idéal pour introduire semblable quête. Quoi de mieux qu’une « course de vitesse de longue haleine, où il y a le temps pour la réflexion, l’habileté et l’intelligence (…) où il faut regarder ses voisins, épier l’allure de ceux qui vous précèdent, jauger leur forme, écouter le souffle de ceux qui vous suivent, le bruit de leurs pointes, pesant ou léger, en déduire quelque chose de profitable, une indication, un avertissement, un soutien. » ?

À sa manière, le sport raconte le monde et les champions les moyens de s’en accommoder. L’instant d’un livre exemplaire, Yves Gibeau démontre l’efficacité de la recette. Fin 1957, l’Association des Écrivains Sportifs s’en persuade qui accorde son douzième « Grand Prix de littérature » à « La Ligne droite ». Au jury de cette vénérable institution fondée par Tristan Bernard figuraient des « athlètes » de belle lignée, Marcel Berger, Jean-François Brisson, Pierre Bost, Pierre Daninos, Maurice Genevoix, Joseph Peyré en tête, un aréopage qui a fait école puisque l’AES officie aujourd’hui encore et qu’elle a consacré plus récemment d’autres valeurs sûres portées sur la chose athlétique comme Paul Fournel, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Tristan Garcia, Jean Hatzfeld, Bernard Chambaz, Vincent Duluc, Elie-Robert Nicoud ou Emmanuel Ruben.

Si on excepte une escapade sur les routes du Tour de France, quelques chroniques parcimonieusement consenties ici ou là, Yves Gibeau ne fréquentera plus guère le champ sportif, mais s’en est-il éloigné pour autant ? Pour ce que l’on sait de sa vie, l’auteur du décapant « Mourir idiot » ne l’était pas au sens où il exécrait par-dessus tout de se disperser. La girouette n’appartenait pas à son bestiaire intime. Ses convictions, il les portait en sautoir et il n’éprouvait nul besoin de fréquenter tous les genres littéraires ou de visiter l’ensemble des pays de la planète pour se persuader que le point de vue qu’il cultivait sur le pas de la porte était le seul qui méritait d’être soutenu. Installé dès 1981 au Roucy, à cinquante-huit kilomètres, pas plus, de son lieu de naissance, il commanda qu’on l’enterre dans l’ancien cimetière de Craonne sur le chemin des Dames aux côtés – accès de pacifisme suprême – d’un soldat allemand tout droit sorti, pourquoi pas, de « La Ligne droite ».

Une tombe où l’on aurait volontiers lu ces vers de « La Petite marche gibaldienne » écrite par son ami Boris Vian, grand « déserteur » devant l’Eternel :

 

« Je vois les autres gars
Marcher sans s’tromper d’pas
Mais moi
Je crois
Que j’suis-t-un incapable
J’ai pas d’goût au fusil
Et dans ma compagnie
On dit
Que j’suis
Le plus con des conscrits. »

Benoît Heimermann

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